L’interprétation en thérapie

Après une définition de ce qu’est l’interprétation en psychothérapie, nous allons voir si elle est propre à la psychologie, comment et sur quoi s’appuie une interprétation fiable et pertinente et surtout a-t-elle une valeur thérapeutique pour les patients ?

Tout au long de ce questionnement, je vais illustrer chaque point grâce au film Watchmen de Zack Snider car vous allez voir comment nous allons y rencontrer différentes interprétations, différentes ré-interprétations et les conséquences que cela va avoir pour les protagonistes. 

Qu’est-ce que l’interprétation ?

Pour le Larousse, « Interpréter » c’est expliquer, ou donner un sens à un discours ou un récit.Pour ma part, j’avance dès à présent une première subtilité à cette définition pour qu’elle s’applique davantage à la définition psychologique de l’interprétation : Il ne s’agit pas tant de « donner » un sens, mais de « prêter » un sens.Cette précision est fondamentale et nous en reparlerons plus tard, mais je veux dès à présent casser le caractère définitif que pourrai revêtir l’interprétation en rappelant qu’elle n’est toujours qu’hypothèse.

Si l’on se réfère au « Vocabulaire de la psychanalyse » de Laplanche et Pontalis on trouve la définition suivante :

Dégagement, par l’investigation analytique, du sens latent dans le dire et les conduites d’un sujet. L’interprétation met à jour les modalités du conflit défensif et vise en dernier ressort le désir qui se formule dans toute production de l’inconscient.

Dans la cure, communication faite au sujet et visant à le faire accéder à ce sens latent selon les règles commandées par la direction et l’évolution de la cure. 

Cela pose plusieurs bases importantes de l’interprétation :

l’interprétation ne doit pas sortir de nul part, mais bien d’une investigation précise et fondée, par l’analyse des manifestations concrètes du conflit psychique

Son moyen est de traduire un fait que le sujet n’a pu traduire par lui-même sur ses motivations, fantasmes et désirs propres

Son but est d’ouvrir un nouveau champ des possibles pour faire progresser la cureOn constate donc que l’interprétation à plusieurs valeurs, dont celle de respecter une méthodologie stricte et d’avoir une vertu thérapeutique.
On verra ça un peu plus loin en détail mais si une interprétation n’a pas ces deux valeurs minimum, autant se taire.
Par conséquent, Cela m’amène à deux idées reçues sur l’interprétation en psychanalyse :Un, elle ne peut être fréquente, car elle répond à une technique précise et qui ne se produit pas toutes les trois phrases de nos patients… Donc non, le psychologue et le psychanalyste n’interprètent pas à tout bout de champDeuxièmement, nous avons bien plus souvent affaire aux interprétations de nos patients qu’à celles du professionnel

 

Est-ce que l’interprétation est le propre de la psychologie ?

Bien sûr que non, elle est le fait de formuler une hypothèse et en aucun cas une vérité donc elle est appliquée et applicable à toute pratique et rapport humain.Dans le film Watchmen, on peut voir que toute la logique du film tourne autour de l’interprétation. Tout le monde se pose des questions et interprète ce qu’il se passe à la lumière des rares éléments en leur possession- Que ce soit les américains et les russes sur leurs motivations nucléaires
– Les Watchmens sur les motivations du Dr Manhattan
– La population sur le moment de l’apocalypse
– Rorschach sur les motivations du tueur de Watchmen
– Les Watchmen de façon générale interprètent la place qui devrait être la leur dans une société qui les pousse à se cacher et cesser toute activité

Dans une simple discussion, notre cerveau et notre sensibilité se conjuguent sans cesse pour interpréter notre environnement et ce qui nous est adressé. Nous sommes des êtres qui passent leur vie entière à interpréter le monde qui nous entoure pour lui donner un sens et il est constant que face à de nouvelles informations objectives ou subjectives nous ré-interprétions sans cesse ce que nous avions interprété au préalable.

Lorsqu’on se forme à un domaine particulier nous passons d’une interprétation non plus instinctive mais disons professionnelle. Que ce soit un médecin, un architecte, un boulanger, un maçon ou autre, le professionnel part toujours de l’analyse d’un certain nombre de données pertinentes de son domaine pour interpréter et s’adapter à la marche futur à suivre. L’expertise et l’expérience du professionnel vont donc l’amener à échafauder des interprétations de son milieu ou du problème de plus en plus précises mais sans jamais garantir que la première interprétation soit la bonne.

Il devra parfois ré-interpréter la situation pour une solution adéquat.

On voit donc très simplement que interprétations et ré-interprétations sont un outils personnels et professionnels que tout le monde utilise afin de s’adapter positivement à une situation.

Dernier exemple, le plus probant, l’analyse d’oeuvres artistiques. Quelle que soit l’oeuvre, nous savons pertinemment que son analyse et ses interprétations sont le fruit de notre connaissance de ce domaine, de son rapport aux autres productions, de son contexte, des émotions qu’elle suscite en nous et bien d’autres facteurs.

Mais une chose est certaine, je ne peux décemment pas avoir une analyse et une interprétation aussi précise et fondée qu’un critique d’art sur un tableau x ou y. Face à son interprétation de la jeune fille à la perle de Vermeer, je ferai certainement mieux de me taire. Mais disons que face à une interprétation que je porterai à un de mes patients, le critique d’art n’aurait certainement pas son mot à dire.

 

Est-ce que l’interprétation n’est utilisée qu’en psychanalyse ?

Ici encore, la réponse est non.Dans le film Watchmen, même si le personnage de Rorshcach est analysé au moyen de tests projectifs ce qui est à la fois un clin d’oeil et un stéréotype, ce n’est pas l’interprétation du psychiatre qui est la plus intéressante dans le film.Des interprétations plus importantes sont mises en avant et n’ont rien à voir avec de la psychanalyse.

Nous avons affaire à des interprétations
– politiques,
– médicales
– éthiques
– scientifiques et j’en passe

Cependant j’attire votre attention sur deux interprétations personnelles qui sont faites dans le film aussi bien par deux personnages que laissés en suspend pour le spectateur :

Il s’agit de la recherche liée à la filiation du spectre soyeux ET des raisons pour lesquelles Rorschach s’est tant ancré dans un fonctionnement obsessionnel pathologique.

Le psychologue, quelle que soit son orientation théorique, se base chaque jour, à chaque séance, sur son interprétation du matériel clinique à sa disposition. Tout d’abord pour ce qui concerne le diagnostic clinique.
Croire qu’en séance les patients nous énumèrent les signes cliniques du DSM est bien loin de la réalité.

Nos patients montrent quelques défenses, telle ou telle angoisse, tel ou tel rapport d’objet et c’est avec tous ces éléments parfois contradictoires que l’on doit interpréter la question diagnostique. Vous voyez que comme je le disais plus tôt, l’interprétation est davantage de l’ordre d’une hypothèse à valider ou infirmer que d’une vérité définitive.

Après, prenons pour exemple un psychologue cognitivo-comportementaliste, durant son suivi.

Il est dans l’obligation d’interpréter quels sont les liens positifs, neutres ou pathologiques entre pensées, émotions et comportement. Il le fait depuis son interprétation du discours de son patient qui lui même interprète son fonctionnement.

Comme tout psychologue clinicien qui se respecte, le psychologue TCC va donc devoir interpréter, proposer, calibrer, ré-interpréter et réajuster son intervention. En tout cas, quand il fait bien le job…

Parce que là je peux pas m’empêcher de penser aux psys qui disent à l’avance combien de séances il va y avoir à leurs patients, ce qui est la meilleure preuve que le psy en question ne compte certainement pas les écouter mais administrer son protocole de but en blanc quoi qu’il arrive…

Enfin, j’insiste sur ce qui me semble être le point le plus important à prendre en considération : L’interprétation est le plus souvent, l’interprétation du patient.

En tant que psychologue, psychothérapeute ou psychanalyste, nous devons régulièrement remettre en question si ce n’est stopper net certaines interprétations de nos patients qui leur sont délétères. Face à une interprétation complètement erronée qui témoigne seulement de mécanismes de défenses, d’enfermement dans des schémas ou de biais cognitifs flagrants, briser la première interprétation afin d’en faire émerger de nouvelles est primordial. 

 

Sur quelles données s’appuie  une interprétation ?

Dans Watchmen, l’intrigue est similaire à une enquête. L’enquête de Rorschach. En ce sens, elle nous est présentée par son point de vue, or, c’est la 35ème fois que je le dis : « Toutes les vérités auxquelles nous tenons…

À l’instar d’une enquête policière, Rorschach recherche les pistes, les signes et preuves qui vont le mener petit à petit à interpréter des faits, des actes et de façon plus générale, son environnement. Même si a plusieurs moments ses interprétations vont reposer sur quelques biais cognitifs, il finira malgré tout à remanier et ré-interpréter les choses pour parvenir à son coupable…

Son interprétation nous indique donc qu’elle ne se fait pas de façon aléatoire, mais suis une méthodologie, ce qui lui permet de ne pas en faire une certitude, mais un objet mouvant et sensible aux variations des données en sa possession.


Avant de parler de la méthodologie propre à la formulation d’une interprétation solide et pertinente en psychothérapie, il est nécessaire d’aborder le concept de « psychanalyse sauvage ».

Cela renvoi au texte « De la psychanalyse sauvage » de Freud qui en 1910 écrit un court texte riche d’enseignements sur l’interprétation. Dans ce texte, il prend l’exemple d’un médecin ayant donné une interprétation à sa patiente, laquelle s’est tout de suite braquée contre l’interprétation en elle-même et contre son médecin.

Celui-ci aurait selon Freud bafoué les deux règles inhérentes à une bonne interprétation :
– Un, Ne pas attendre que le patient parvienne lui-même à proximité de ce qu’il a refoulé
  Deuxièmement, qu’il n’y ai pas un transfert positif suffisant du patient envers son médecin, ce que l’on peut traduire par le fait que le patient n’a pas eu le temps d’accorder un savoir suffisant à son médecin.

Une interprétation sauvage est donc une interprétation hâtive, qui ne s’appuie sur rien ou pas grand chose et que le patient ne peut sous tendre et lier à des faits objectifs.

Piera Aulagnier, psychiatre et psychanalyste française, parle par exemple de « violence de l’interprétation » et Ester Bick, psychanalyste britannique nous encourage à ne surtout pas « sauter dans des interprétations ».

Vers la fin du texte de Freud sur la psychanalyse sauvage, celui-ci nous rappelle encore « Sans compter du reste que, parfois, on devine faux et qu’on n’est jamais à même de tout deviner ».

Tout cela pour souligner qu’une interprétation est le fruit d’un travail sérieux et méthodique qui se prépare avant d’être prêté à un patient.

L’interprétation en psychologie et en psychanalyse se doit de s’appuyer sur un faisceau de signes cliniques significatifs et objectivants ; d’éléments du langage verbal et non verbal ; d’actes et comportements ; sur des manifestations que le patient perçoit ou tend à percevoir

Sans cela, nous ne sommes pas dans une interprétation mais plutôt une « analyse sauvage »

La méthodologie de l’interprétation est de collecter un certain nombre de données dans le discours, les actes ou projections d’un sujet pour sous-tendre un sens plus profond, moins facile à s’avouer, que l’on rejetterai de prime abord alors que tout dans notre discours et nos actes le clame « haut et fort ». Pour rappel, le patient lui aussi nous donne souvent des interprétations que, pour des raisons éthiques et thérapeutiques, nous devons parfois réfuter.

Collecter les éléments de discours, les manifestations, tous les éléments qui justifient une interprétation et ne la proposer que lorsque le transfert est établi avec un patient proche d’une conclusion similaire, voilà ce qui sous tend une interprétation en séance.

 

Est-ce que l’interprétation est thérapeutique ?

Quand on se pose la question de l’effet thérapeutique de l’interprétation, ça pose la question « quoi d’autre serait thérapeutique » ? Quelles que soient les thérapies le but est toujours le même, notre patient vient avec une représentation du monde qui le fait souffrir, cela impacte ses cognitions, émotions ou comportements c’est à dire un symptôme qui vient pour tenter de rendre la chose plus supportable.Quelle que soit la thérapie, prêter une autre interprétation, qu’elle soit analytique, cognitive, systémique ou comportementale permet au patient de faire ce premier pas de côté vers SA ré-interprétation et SON repositionnement en tant que sujet.

En ce sens, on ne peut pas dire que l’interprétation émanant du psychologue ne soit thérapeutique. Aussi précise et juste soit-elle l’interprétation n’est pas thérapeutique car elle peut s’évaporer ou n’avoir aucune consistance pour le patient. Ce qui est thérapeutique c’est la ré-interprétation du sujet. Lorsque celui-ci prête une valeur à une interprétation, qu’il la laisse venir faire son travail de bousculer la certitude symptomatique.

Là où le film nous éclaire le plus, c’est sur cet aspect purement subjectif de l’interprétation et comment celle-ci peut à la fois être inacceptable, voire, pathologique ou alors, être thérapeutique car elle vient résoudre une problématique interne. Watchmen est fantastique pour illustrer ces deux possibles :

– Lorsque le sens final est dévoilé, Rorschach n’accepte pas d’adhérer à l’interprétation que lui propose de faire OzzyMandias. Il ne peut accepter cette interprétation qui lui est prêtée. Il garde sa souffrance, il garde son symptôme. Rien ne va changer dans la vision qui est la sienne. Cette scène me mets d’ailleurs un énorme doute sur mon hypothèse structurelle de Rorschach, je ne sais pas si on a un obsessionnel de compétition ou un paranoïaque… Les éléments de la scène de fin viennent bousculer mon interprétation première…

– De l’autre côté, nous avons trois personnages différents qui étaient malades au préalable de l’acte d’OzzyMandias, et de l’interprétation qu’ils en avaient. Cette interprétation leur était tout bonnement intolérable… Puis OzzyMandias leur propose son interprétation. Aussi difficile que cela puisse l’être, le Spectre soyeux, le Docteur Manhattan et le hiboux finissent, non sans mal, à accepter cette nouvelle interprétation.

Cela leur fait ré-interpréter leur positionnement et leur vécu. Cela change surtout la façon qu’ils vont avoir de vivre.

On sent leur douleur, l’impossibilité de vivre avec un tel poids s’ils ne viennent pas à bout de ce grand méchant…

Pour finalement l’accepter et très bien vivre leur vie par la suite… Chose dont n’a pas pu être capable Rorschach.

Chaque patient entendra l’interprétation de son psy comme une hypothèse à laquelle il va nouer un sens. Son sens. L’interprétation doit faire RÉ-agir. Dans un agir autre. Voilà ce que fait l’interprétation.

Le patient opère un pas de côté, ré-interprète son symptôme dans un nouveau champ de possibles. Les barrières sont repoussées et c’est lui qui peut alors décider et trouver une nouvelle voie à son symptôme. Que cela nécessite un nouveau comportement, une nouvelle gestion d’émotion, un nouveau rapport à soi, un nouveau rapport à l’autre.

L’interprétation n’est pas thérapeutique, c’est la porte qu’elle ouvre au patient qui l’est.

Rappelez vous que l’être humain n’est cognitivement pas capable de se représenter le monde tel qu’il est dans le réel. Il n’y a donc pas pour lui nécessité à coller à une vérité universelle. Cela ne serait en rien thérapeutique. Ce sont les représentations que chacun se fait de son environnement et des événements qui alternent entre représentations supportables et représentations pathologiques. Pas les faits objectifs. Notre propre interprétation est la source de notre souffrance psychique.

La ré-interprétation est la clé d’une vie psychique apaisée.

 

Qui critique la pertinence de l’interprétation ?

Il est de bon ton aujourd’hui pour certains « experts » auto-proclamés de remettre en question la pertinence de l’interprétation psychanalytique.Ces personnes qui – la plupart du temps ne sont pas cliniciens, c’est à dire qu’ils n’ont pas de patients et n’assurent donc pas de suivi psychothérapeutique – cherchent à véhiculer l’idée que l’interprétation est le fait de chercher un sens à tout prix, là où, il n’y en aurait pas et quand bien même il y en aurait un, cela n’aurait pas de valeur.Ils se basent sur des croyances théoriques selon lesquelles des méthodes clefs en main, adaptées à tous et universelles, pourraient être administrées telle des traitements pharmaceutiques et venir en aide à toute la population. Travailler auprès de vrais patients et non de cohortes balaye instantanément ce genre de critiques et croyances intenables dès la première rencontre avec une vraie personne en souffrance.

C’est cocasse mais dans le film c’est la représentation même de l’interprétation de la projection et de l’interprétation qui est dans l’incapacité de faire preuve de souplesse psychique. En croyant à tout prix qu’il n’existe que LA vérité, une vérité pure et objective à laquelle se soumettre, Rorschach est aveuglé et ne souhaite pas voir le plus important.

L’être humain est tel que les faits objectifs n’ont que peu de valeur sur sa pensée. Il est davantage dominé par ses croyances et émotions que par la logique. Il oublie donc que ce n’est pas la logique de l’être humain qui le sauve mais sa spécificité sensible et subjective.

C’est ça qui sauve chaque sujet, rien d’autre.

Tout être humain en souffrance cherche un sens à ses actes, comportements et à sa vie en général. Lui ôter ça, ne pas l’accompagner dans cette recherche revient tout simplement à ne pas l’écouter et juger immédiatement de ce qui serait le mieux pour lui. Rien à voir donc avec le travail de psychologue quel que soit son référentiel théorique.

Nous avons encore affaire à des critiques projectives et non de professionnels de terrain.

Ils confondent l’interprétation sauvage avec l’interprétation comme outil psychothérapeutique par manque de connaissance et d’expérience. Cette critique faite à la cure psychanalytique est encore et toujours véhiculée par des personnes qui revendiquent un savoir et une expérience qu’ils n’ont tout simplement pas.

 

Pour conclure

Pour conclure, je rappellerai que l’interprétation est un outil universel qui nous permet de représenter notre monde interne et le monde externe. Parfois, l’interprétation nous sauve, parfois elle est douloureuse. Chaque personne doit donc se rappeler le caractère hypothétique de ses interprétations et être prêt à la ré-interprétation personnelle.

Comme évoqué, l’interprétation d’un tiers amène une ré-interprétation personnelle. C’est vraiment pour cette raison qu’une interprétation doit-être méthodique, bienveillante et justifiée dans le temps et la relation. 

C’est ce qui fait la différence entre une interprétation à visée thérapeutique et une interprétation sauvage qui peut parfois mener à des représentations liberticides et pathogènes.

Dr Manhatan dans Watchmen nous est présenté comme un demi dieu mais lui aussi pointe sa limite : « Je peux changer à peu près n’importe quoi, mais la nature humaine je ne peux la changer »

Pour voir la vidéo de ce concept d’interprétation, cliquez ici

Pour aller plus loin :

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– P. Ricoeur, De l’interprétation – Essais(1995) : https://amzn.to/3nnHGAj

– S. Freud, De la psychanalyse sauvage – Editions In Press (1910) : https://amzn.to/2LtgeD9

– S.Freud, Du maniement de l’interprétation du rêve en psychanalyse – Editions In Press (1911) : https://amzn.to/3oS9zkq

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L’insatisfaction perpétuelle chez Tony Montana

L’insatisfaction perpétuelle…

Oui, vous pouvez vous dire que ce n’est pas un sujet de psychologie… Mais laissez-moi vous montrer comment Scarface, le film culte de DePalma nous apprends de grands fondamentaux de psychologie. 

Il nous faut dès à présent poser le contexte pour que vous compreniez en quoi ce film est culte alors que le personnage de Tony Montana m’est particulièrement antipathique.

Scarface est un film sortie en 1983, de Brian de Palma, petit réalisateur qui, fun fact, découvrit robert de Niro dans « the wedding » party en 1963 même si le film sort au final en 1969. 

D’après un scénario de Oliver Stone il faut bien se douter que l’on est pas seulement dans un simple film de gangster mais un film qui aura une valeur de critique ou tout du moins de regard politique et social puisqu’Oliver Stone est un artiste engagé avec des idées fortes et assumées. Nier cet aspect du film est selon moi une grave erreur si on veut en comprendre le véritable regard et ce qu’il souhaite dénoncer.

En bref, l’histoire de scarface prend appui sur un fait réel : l’exode de Mariel. Un événement de l’histoire cubaine durant lequel le régime de Fidel Castro expulse près de 125 000 Cubains considérés comme contrerévolutionnaires. Le choix de De Palma, dès le début du film, en nous montrant des images d’archives, indique son souhait de nous montrer une réalité. En l’occurence Oliver Stone, nous propose son idée autour du désir de passer du communisme au libéralisme, par la fuite de Cuba vers les Étas-Unis. 

Toujours pas de psychologie mais patience, nous allons y venir…

Là où le plus souvent on entend parler de scarface comme l’ascension d’un homme partit de rien pour arriver au sommet – ce qui est la première strate de lecture – Tony Montana nous montre surtout l’ascension d’un homme qui est prêt à tout, qui ne respecte rien ni personne pour posséder et jouir toujours plus… Jusqu’à ce que ça le tue. 

En gros, la problématique psychologique que nous illustre Scarface, c’est la problématique « limite ». 

L’histoire de Tony Montana s’inscrit dans un passage du communisme où il se voit comme un mouton, vers la liberté et l’opulence, c’est à dire la promesse du rêve américain. Ce qui pour lui est synonyme d’avoir tout ce qu’il souhaite sans aucune limite. 

Pour ma part, ce que je souhaite pointer c’est le symptôme de Tony Montana. Un symptôme de plus en plus répandu et qui n’est que rarement remis en question dans notre culture occidentale. Savoir se poser des limites. Limiter sa jouissance. 

D’un point de vue psychopathologique, ce symptôme rend impossible le fait d’être heureux et d’être satisfait dans sa vie. Voyons ça directement avec Tony Montana,  personnage qui selon moi-mérite beaucoup de choses mais pas d’être érigé au statut d’icône… 

Attention la suite contient des spoilers.

 

Psychologie de Tony Montana

Dès le début du film, on voit que Tony parvient à s’extraire du camp de réfugié en tuant un homme. Ça annonce immédiatement la couleur. À aucun moment on peut nous faire croire que Tony respecte, les lois des hommes ou autres, il suit les opportunités qui mènent à ce qu’il convoite. Après une scène d’une rare violence dont Tony ressort plutôt vainqueur sur le plan business, il commence sa fameuse ascension dans laquelle il ne respecte pas son « boss » au point de lui piquer ouvertement sa femme et son réseau, il finit d’ailleurs par tuer son patron, manquer de respect à sa femme, tuer son meilleur ami et c’est au moment où on le voit pour la première fois avoir une position éthique : c’est en ne voulant pas tuer une femmes et des enfants innocents qu’il se retrouve enfin a avoir des ennuis qui causeront sa perte…

Bref, Tony Montana est un être horrible, certes, mais surtout il meure sans même avoir pu montrer de réels moments de bonheur. Et c’est ça qui nous intéresse sur le plan psychologique. 

Le fonctionnement psychologique de ce self made man qui aura gravi tous les échelons peut-il au final mourir quasi seul et sans avoir pu profiter véritablement de sa richesses, de voitures de luxe, d’une maison luxueuse (mais de mauvais goût), d’une belle femme, d’un ami de confiance… 

Et bien oui ! 

Le fait qu’il ne soit pas en mesure de limiter lui-même sa jouissance fait que cette limite ne puisse venir que d’un réel. C’est à dire de quelque chose qu’il ne peut se représenter ou imaginer.

Comment peut-il passer autant à côté de tout ce qui est sensé le rendre heureux puisque c’est ce qu’il a toujours convoité ? 

Et bien la psychologie et la psychanalyse nous donnent plusieurs pistes précieuses pour répondre à cette question : 

  • Pour les plus « neuros » d’entre vous, il est tout d’abord question de dopamine :
    La dopamine entre en jeux lorsque l’on prévoit une récompense plus que lorsqu’on l’obtient véritablement.
    Et point le plus important, l’espérance de la récompense, par la libération de  davantage de dopamine, va motiver le comportement, plus que le circuit de la récompense lui-même.
  • On peut retrouver des pistes similaires dans ce que Freud nomme dans ses premières théories du principe de plaisir. Pour le Freud du début du 20ème siècle, l’être humain acterai sa vie autour des plaisirs.
    À partir de 1920, Freud parlera de l’au delà du principe de plaisir qui rend bien compte que ce qui motive le sujet va bien au de la de sa simple recherche de plaisir et que ça a à voir avec la pulsion de mort.
  • Ce qui nous amène très logiquement Chez Lacan et son concept de jouissance, où le plaisir est dépassé pour aller jusqu’au mortifère, à la souffrance. Et quand on voit Tony Montana, il est clairement plus du côté d’une jouissance que du plaisir. Ne parvenant pas à limiter sa jouissance, c’est le réel de la mort qui vient faire limite.Mais tout au long du film, on voit aussi combien il sera question de désir et Brian de Palma nous l’expose très pertinemment  grâce au regard. Tony convoite certes, mais ce qu’il a de plus que les autres, c’est sa capacité à voir ce qui fait désir pour l’autre, ce que l’autre convoite. Et c’est ça qu’il cherche avant tout, qu’on le regarde, lui, avec convoitise.
    Qu’il soit admiré pour son avoir et non pour son être. Une problématique narcissique classique mais que Tony Montana porte à son paroxysme.

    « Convoitez ce que j’ai convoité car à présent je l’ai obtenu »

L’insatisfaction au service de la consommation

Malheureusement, la psychologie humaine nous montre constamment que l’être humain imagine des bénéfices certains face à un objet qu’il convoite pour finalement en être déçu une fois cette chose approchée, faite ou obtenue. La publicité fonctionne exactement sur ce processus : susciter l’envie et le désir en faisant miroiter au consommateur que c’est de telle ou telle chose dont il a besoin pour se sentir complet, sûr de lui ou encore heureux.

Rappelez-vous le nombre de fois ou vous avez désiré ardemment quelque chose pour qu’au final, au bout de quelques temps, vous n’en soyez plus satisfait et que vous commenciez naturellement à convoiter autre chose.

Et Tony il est complètement là dedans…

Cette phrase qui passe sur un zepplin : « the world is yours« , qu’il reprend sur une sculpture devant chez lui, nous dit clairement que le monde doit être à lui. Rien de moins.

Enfin, on peut aussi trouver une lecture similaire dans la bible lorsque Adam et Eve sont dans le jardin d’Eden et que la seule règle qui leur est donnée est qu’ils peuvent jouir de tout ce qui leur est offert, SAUF, de la pomme. Cette règle unique peut nous faire entendre que pour vivre au paradis et être heureux, il faut accepter de ne pas tout avoir, de savoir restreindre son désir pour qu’il y ai toujours du désir sans quoi, les difficultés arrivent…

Ce que j’observe très fréquemment dans mes séances, ce sont des hommes qui viennent consulter pour dépression et un manque flagrant de motivation pour toute chose une fois qu’ils ont 45-50 ans… Or, 45-50 ans, c’est souvent la période où les hommes ont fini par obtenir tout ce dont ils ont toujours rêvés. Ils ont enfin la situation professionnelle tant attendue, la femme, les enfants, le chien, l’écran plat, la belle voiture, et j’en passe. Passé ce moment, ils viennent en séance et ne savent plus du tout quel sens donner à leur vie. Ils sont comblés. Et ça les amis… L’être humain n’aime pas du tout. Mais alors pas du tout.

Le risque est alors d’aller chercher ailleurs ce qui semblerai faire défaut. Ils souhaitent changer de vie, de travail, de femme… Mais le plus fréquemment, de voiture. 🙂

Pour conclure

Vous l’aurez compris, Tony Montana est un éternel insatisfait puisqu’il est obnubilé et ne pense toujours qu’à ce qui lui manque et non pas à ce qu’il a déjà. Il se démène sans cesse pour obtenir toujours plus et se focalise sur ce qui serait censé lui manquer. 

Si vous aussi vous vous trouvez toujours être insatisfait, pensez un peu à Tony Montana, pensez à toutes les stars et personnalités réelles qui ont tout mais ne peuvent pour autant jamais se sentir heureux. 

La combine n’est donc pas d’avoir toujours plus, mais de savoir limiter son désir.

Savourer ce que l’on a accompli, aimer ce qui nous entoure déjà et, en même temps, rêver de ce qui serait encore faisable ou de quelle expérience on peut facilement se nourrir. 

Voir la vidéo ? Cliquez ici :

Pour en savoir plus :

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  • J.-P. Hiltenbrand, Insatisfaction dans le lien social (2005), Editions Humus : https://amzn.to/3dUDLHz
  • L. Aschner, Qu’est-ce qui m’empêche de me sentir bien ? – Pour en finir avec l’insatisfaction chronique (2005), Intereditions : https://amzn.to/31m4CHe